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10.01.2008

Le mouvement de lutte contre la précarité en France: bilan et perspectives 

Pendant deux mois et demi la France entière a été secouée par un mouvement de protestation contre la précarité qui s’est déployé de Paris, ville toujours bouillonnante, aux somnolentes provinces; il a concerné de centaines de milliers d'étudiants universitaires et lycéens et a reçu la solidarité active de centaines de milliers de travailleurs. Il s’est agi d’un mouvement de protestation réellement important qui a finalement obligé Chirac et le gouvernement de Villepin à retirer le CPE contesté. Mais le compte ne se solde pas avec ce recul provisoire. Bien au contraire. C’est dans l’optique d’un nouvel éclatement dans l’avenir de lutte sociale plus aiguë contre la précarité (et contre tout le reste), en France et en Europe, nous allons essayer de réfléchir sur les racines, le sens et les perspectives du mouvement français anti-CPE et les sur les nôtres aussi, car les "problèmes" soulevés par ce mouvement de protestation ont un caractère général.   

Action directe, auto-organisation !

 Peu de semaines après l'explosion dans les banlieues des nouvelles générations françaises de second rang - qui n’ont la nationalité française que parce qu’elles se composent d’enfants d'immigrés -   ce mouvement très vaste de lutte a catalysé et montré le malaise des nouvelles générations françaises « d’origine». Ce petit fait et le caractère largement spontané des deux mouvements débarrassent le champ de la prédiction fondamentale de toute la littérature sociologique d’Etat, selon laquelle “l’époque de la flexibilité" aurait fait dépérir pour toujours la "vieille" lutte de classe collective, à cause de l’individualisation des rapports de travail. On peut voir concrètement, au contraire, jusqu’à quel point (notre) prévision inverse était enracinée dans la dynamique réelle des transformations sociales, loin de toute auto-consolation : la généralisation progressive de la précarité du travail salarié, vraie substance de classe de la "flexibilité", ne pourra que se renverser, tôt ou tard, dans son contraire, la généralisation de la lutte contre la précarité.        

La lutte a donc eu lieu. Et quelle lutte ! Démentissant les jérémiades foucaultiennes, elle s’est faite dans la forme de l'action directe, de l'action collective, de l'auto-activité et de l' auto-organisation massive (plus de 1.100 comités de base), de la "grève" prolongée (si un terme pareil se convient à une protestation estudiantine), de l'agitation dans la rue. Le mécontentement et les craintes individuelles de l'accroissement sans fin de la précarité et du "manque d'avenir" – privés, donc marqués par un sens d'impuissance – se sont fondus et transformés tout à coup en une seule réaction commune, en une seule efficace initiative commune; cela a réveillé dans la masse de jeunes la conscience de la "destinée" insupportable qui les attend (dont ils ont commencé à faire l’expérience), et ils ont vu quel montant de force il peut y avoir dans une lutte de masse réellement partagée, quelle capacité d'action est contenue et comprimée dans la passivation prolongée des "gens communs", quand l'étincelle met le feu juste au moment "opportun".    

Génération précaire, non seulement prolétarienne 

Tel est le sens (non contingent) de la protestation française. Elle s’est concentrée surtout sur le refus du CPE - en cela sa force et, pourtant, aussi sa faiblesse. Le CPE est le contrat voté le 9 mars par le Parlement français (voilà la preuve énième de ce que sont les Parlements…) qui donnait aux entreprises de toute taille le pouvoir de licencier – les plus petites l'ont déjà - en toute liberté les jeunes employés (jusqu'à 26 ans ou, selon une autre interprétation, jusqu'à 28), pendant les premiers deux ans de travail. Ce n'est pas la première protestation de ce type en Europe: la manifestation de la CGIL, le 28 mars 2002 à Rome, pour la défense de l'art. 18 du « Statut des droits des travailleurs » avait ce même contenu. La différence se trouve dans le fait qu’en France l'épicentre de la protestation ne s’est pas situé dans le prolétariat industriel, mais dans le monde dans la jeunesse étudiante qui est transversale à plusieurs classes ou, si l’on veut, appartenant en majorité aux classes moyennes. Peut-être, la différence se trouve aussi dans une perception plus aiguë que l’enjeu ne concernait pas seulement l'institutionnalisation de la précarité des rapports de travail mais l'existence comme destin de vie pour une génération entière. Génération précaire, génération jetable…Jusqu’ici de Villepin a échoué dans sa tentative de dire à la jeunesse la plus instruite et la moins marginale: "Attention ! Ce n’est pas à vous, mais aux fils des prolétaires, que nous voulons donner une bonne opportunité avec le CPE ". Parce que même la partie la moins démunie de la jeunesse française commence à se sentir impliquée dans le tourbillon à la baisse de l’"égalisation" des "opportunités". 

Il s’agit effectivement de cela. Le « turbo-capitalisme » mondialisé est en train de polariser même les sociétés occidentales, en rongeant le revenu et le statut des classes moyennes d’employés, (et aussi de couches non insignifiantes des classes moyennes possédant le pouvoir d’accumuler), dans la mesure où il ne peut plus éviter d’appliquer rigoureusement à celles-là aussi la loi de la concurrence, après les avoir tenues à l'abri dans les années de vaches grasses. Ce processus s'est tout d'abord mise en place aux États-Unis, et maintenant il frappe l'Europe. Il ne s’agit pas, évidemment, de la disparition des classes moyennes, mais de la prolétarisation d’une grande partie de celles-ci. C’est aussi le produit (inattendu) de la troisième révolution industrielle centrée sur l'électronique, qui a simplifié et déprécié nombre d’activités, autrefois ayant un contenu "intellectuel" et qualifié : cela a permis, entre autre, de les déplacer plus facilement dans les pays "de couleur". Sur les journaux français on a lu qu’un sentiment de noblesse déclassé affectait les jeunes manifestants et sur « Le Nouvel Observateur » Jean Daniel a parlé d’un « nouveau tiers Etat », aux contours dilatés, où s’unissent aujourd'hui ceux dont l’avenir était assuré hier et ceux qui n’ont jamais eu cette garantie ; même les classes moyennes sont concernées: un temps elles cimentait la paix sociale et maintenant elles sont frappé, ou au moins touchées, par "une nouvelles détresse sociale". Telles vont les choses. 

La précarisation, un processus mondial

Depuis bien d’années, le spectre matériel de la précarité, avant d'inquiéter les rêves des petits bourgeois, a rempli d'incertitude et de peines la vie de millions de prolétaires, jeunes et moins jeunes. La reproduction élargie du capital à l'échelle mondiale est en train de devenir de plus en plus difficile et pleine de contradictions, dans sa manie de réduire les coûts de production, de plus en plus pleine de coûts pour la nature et l'humanité laborieuse. Parmi ces coûts, il y a la chronicité des taux de chômage ou d’emploi précaire très élevés. La production d'une masse considérable de femmes et d'hommes en surnombre, superflus, à jeter à la poubelle, a concerné violemment d’abord les pays des continents de couleur: soit le monde paysan, écrasé par les dettes, les souffrances de la pauvreté extrême et des maladies, soit les métropoles de ces pays, aux bidonvilles immenses bourrées de migrants en quête de survivance. Mais dans la mesure où l'unification du marché mondial, et du marché du travail mondial, est devenue de plus en plus complète et effective, malgré ses complications hiérarchiques, aussi l’Occident a été frappé par la tendance au nivellement par le bas, moyennant la baisse du taux d'exploitation différentiel du travail salarié – nous empruntons  de I. Mészaros cette formule ; même dans le centre de l'Europe cette tendance a provoqué une précarisation durable (c'est-à-dire non dépendant du cycle économique) de la force de travail, en particulier celle-là juvénile.  

Dans le "non" français plébiscitaire à la Constitution européenne il y avait déjà un clair et sacro-saint refus de cette perspective et des politiques que la produisent, mais il y avait aussi l'illusion de pouvoir se tenir dehors des effets de la pleine mondialisation de la concurrence capitaliste, d'éloigner de soi « le calice d’amertume » du "modèle anglo-saxon". Mais, peu de mois après, les raisons implacables du capital international se sont représentes sous forme d'une nouvelle loi très française sur le travail, qui aggrave même la norme européenne moyenne. Un autre adieu à l’"exception française" (présumée), après celui-là graduel concernant les 35 heures.   

Les données manifestées de toute évidence par le mouvement de lutte sont tellement claires que mêmes les plus grands spécialistes en camouflage des antagonismes sociaux ont du mal à les cacher. Le vieux gourou Touraine reconnaît finalement qu’il est en train un « changement d’époque », qui fait qu’aujourd’hui un jeune qui a obtenu sa maîtrise ait moins de perspectives de ses parents dont les niveaux de formation sont inférieurs. Et Castel, un autre gourou, décrit les choses dans la manière suivante : "Concernant le marché du travail, la situation est effectivement grave [non seulement en France]. Le développement du capitalisme actuel n'est pas capable d'assurer le plein emploi, il crée la richesse mais non le plein-emploi, contrairement à ce que le capitalisme industriel a fait dans le second après-guerre. A cette époque-là, il était possible d'arriver à un compromis, grâce à la promotion sociale, au droit du travail. J'ai parlé dans mes ouvrages de gens en surnombre, inutiles au monde. Il me semble aujourd'hui que cela soit de plus en plus malheureusement vrai. La conscience se répand qu’il y a des gens qui n’ont pas de place sur le marché du travail, qui sont en surnombre, mais en même temps tout le monde doit être travailleur, ce sont des exigences contradictoires. La droite dit: la manière de s’en sortir est redéfinir ce qu’est le travail, appeler emploi des formes de travail qui sont en deçà du travail. La gauche n'a pas la réponse…" (interview à Il Manifesto, le 31 de mars).     

Vieil antagonisme, toujours nouveau

C’est exacte. Il y a une contradiction éclatante entre la nécessité absolue de trouver un travail pour vivre ou survivre, ou bien seulement afin de continuer à étudier, une nécessité accentuée par les coupes de welfare state, et la difficulté grandissante de trouver un poste salarié qui « assure » un minimum de stabilité et un revenu qui ne soit pas inférieur à la moyenne. Mais de quoi tout cela dépend? Pourquoi la promesse du « plein-emploi »a-t-elle été enterrée (nous disons promesse, non réalité, car elle n'a jamais vraiment existé)? Et pourquoi ont disparu les anciennes possibilités de compromis social, alors que la "richesse globale" produite par le capitalisme continue cependant à grandir? Les réponses de la science officielle sont péniblement empiriques ou vagues. Elles ne comprennent pas, ou ne peuvent pas dire la cause de fond d'un tel processus, c’est-à-dire l'antagonisme manifeste entre les forces productives mondiales et les rapports productifs capitalistes qui les dominent. Les forces productives s’accroissent par l'augmentation de la population, par la masse de femmes disposées/obligées à travailler dehors du foyer, par les niveaux atteints par la productivité du travail, par le progrès des moyens techniques de production, etc. . Les rapports productives ne sont capables de se servir d'une telle surabondance que pour abaisser la valeur du travail vivant, moyennant le chantage permis par la formation d'une immense armée de réserve de travail, pour faire repartir la production de profits, de plus en plus entravée par le même "hyper-développement" capitaliste.  

La solution rationnelle de cette contradiction, dont les traits et les dimensions marquent toujours plus notre époque, serait simple: diminuer le temps de travail de tous les salariés, en dépit de la hausse des coûts de production des biens, ou mieux en visant justement à ceci: l'amélioration généralisée des conditions d'existence de ceux qui travaillent, soit par la réduction de la fatigue, soit par l'augmentation du temps disponible hors du travail. Mais une rationalité sociale semblable, préconisée par le communisme de Marx, est folle pour les capitalistes; il est donc absolument interdit même de parler de ça, même dans la France et dans cette gauche française qui s’est vantée longtemps d'être une avant-garde en matière de réduction (d'un rien) des horaires de travail.    

L'analogie avec 1968, qui a été faite (ou tentée), par ci par là, n’est pas de mise. Nous ne sommes pas à la mi-parcours, ou à la conclusion, d'un cycle de grand développement. Il y n'a pas de vrais marges de redistribution des revenus. Il y n'a pas de processus de mobilité vers le haut, ni des classes ouvrières prêtes à « entrer au paradis ». Et il y n'a pas non plus une gauche disposée à chevaucher la protestation pour obtenir de "vraies réformes de structure". Au contraire. Le mouvement, ce mouvement-ci, s’est trouvé substantiellement dépourvu de "représentants" politiques institutionnels malgré il se soit maintenu dans les règles démocratiques. Les socialistes et ce qui reste du PCF ne sont pas allés au-delà de quelques joutes parlementaires à l’égard du gouvernement de droite, préoccupés comme ils le sont de proposer des solutions de « réconciliation sociale ».  Les syndicats se sont refusés de donner un caractère réellement général et militant aux grèves de solidarité, en caractérisant la grève générale, demandée par quelques secteurs d’étudiants, comme un acte insurrectionnel (expression usée par un responsable de la CFDT), donc à écarter. Ils ont refusé de joindre le rejet du CPE à celui du CNE et de l’apprentissage à 14 ans. L’opposition interne de la CGT l’a justement remarqué, en critiquant Thibault, au 48° congrès de cette organisation. Le gouvernement a compté sur le rôle de pompiers des directions syndicales pour chercher à affaiblir lentement le mouvement de lutte ou, au moins, pour l'isoler dans le milieu scolaire et laisser l'épuiser là-dedans.

La protestation du printemps français a touché un point névralgique du capitalisme d'aujourd'hui: la précarisation, le dévalorisation de la force de travail, tant manuelle que "intellectuelle". C’est pour cette raison, et pas pour les calculs électorales, dont on a discuté jusqu'à la nausée, que l’affrontement est réel et les possibilités d'un compromis "historique" social durable plutôt réduites (Maurice Allais a parlé d’« une guerre civile atténué en cours »).  De Villepin et Chirac, certes, ont reculé, ils ne pouvaient pas l’éviter ; mais, même dans la crise de crédibilité et dans la lutte sauvage de pouvoir en cours dans la majorité, ils travaillent et manœuvrent pour "remplacer » le CPE avec quelque chose de pas trop différent bien que, pour le moment, réservé seulement aux "jeunes" en difficultés graves (c’est-à-dire: les jeunes d'extraction prolétarienne). Ils sont obligés à ne pas lâcher, ils ne peuvent pas lâcher, pour des raisons de fond. 

 La France peine, comme toute l'Europe

L'Europe et la France s’essoufflent dans la compétition mondiale. Elles ne peuvent pas perdre plus de terrain tant par rapport au chef de bande yankee qu’aux nouvelles nations industrielles émergentes en Asie. Le euro n'a pas tenu ses promesses, chacun des pays membres de l'Union a recommencé à agir pour son compte, comme avant ou plus qu’avant. Il est donc d’autant plus urgent pour chacun de renforcer ses facteurs différentiels positifs de compétitivité et réduire, par contre, les écarts (c’est aussi pour ça que le « pacifiste » Chirac est arrivé à menacer ouvertement l'usage de la bombe atomique contre les peuples rétifs de l’Afrique et du Moyen Orient, et qu’il engage ses troupes à l'étranger de plus en plus activement).     

Dans cette course effrénée au profit, les niveaux de rentabilité à atteindre sont mobiles, ils se déplacent continuellement plus loin. La France a déjà un degré de flexibilité du travail très haut, même dans le travail des jeunes: pour donner un exemple, on compte quelque chose comme 800.000 stages de travail non payés (il vient de paraître en avril chez La Découverte un livre de témoignages, intitulé Sois stage et tais-toi, dirigé par l'association Génération précaire). Pour 75% des jeunes demandeurs d’emploi en 2001 le premier emplois a été à temps déterminé, le taux de chômage trois ans après le diplôme va s’accroître, alors que la différence entre le salaire moyen de ceux qui ont moins de trente ans et ceux qui ont plus de cinquante ans est 40% ; le taux d'épargne des under-30 s'est écroulé de 18 % à 9% en cinq ans… Pourtant tout cela ne suffit pas. Au plan de la flexibilité du travail des jeunes la France est seconde en Europe. Seulement à l'Espagne et la Grèce la dépassent, mais elle doit faire de "mieux" parce que la primauté en Europe est encore peu de chose quand on est talonné par la concurrence mondiale.  

De tout cela le gouvernement français est bien conscient. Même s’il a dû provisoirement « céder au mouvement », a déclaré qu’il va remplacer le CPE par un autre instrument juridique, sans renier les principes de fond qui l’inspiraient. On ne les a pas « compris », a affirmé le Premier ministre à l’intention de ses adversaires, surtout de ceux qui ont pris le parti de la grève générale, définie comme "un outrage à la démocratie et à la République". L’attitude « sous- bonapartiste » de de Villepin, accompagné par des phrases, analogies et postures soldatesques, n'a pas jusqu'à présent eu beaucoup d’effet, et il peut même sembler un peu ridicule. Mais le mouvement doit faire très d’attention: 1) à ne pas sous-estimer ce que le gouvernement a fait, bien que reculant; 2) aux nouvelles et plus radicales pulsions anti-prolétaires qui couvent dans la classe dominante. Les frères-ennemis et ennemis-frères de Villepin-Sarkozy peuvent se vanter, quand même, d'avoir réussi à empêcher que le mouvement atteignît le cœur du prolétariat industriel et des jeunes générations ouvrières, en s’appuyant habilement sur la loyauté des dirigeants syndicaux et sur leur peur que le mouvement pût se radicaliser et se généraliser, et finir par les déborder ; d'avoir évité une jonction réelle entre les jeunes des universités et des lycées et la jeunesse des banlieues, en utilisant le poing dur contre cette dernière - identifiée comme des « casseurs » et des « violents » - et le gant de velours à l’égard des premiers; d'avoir de toute façon fait un premier pas pour mobiliser contre le mouvement anti-CPE les secteurs du monde estudiantin et universitaire et de la société qui, à tort ou à raisons (naissance, revenu, niveaux et secteurs de compétence, appuis, etc.), ne se sentent pas menacées par cette mesure. Ce n’est pas rien. On ne doit négliger pas non plus les tentatives (pour l’instant il ne s’agit que de ça) de quelques regroupements plus agressifs, liés à Chirac, de relancer vite l'assaut, puisqu’ils sont poussées par de Villiers et Le Pen et par les programmes ultra-libéraux ou néo-populistes qui ne font pas défaut dans le milieu français, imprégnés les uns et les autres de patriotisme tout à fait rance mais non prive d'efficacité contre la lutte des travailleurs et des jeunes.   

Encore une fois l’ « exception française » ?

En comptant sur cela, les gouvernants français pensent pouvoir utiliser à leur avantage une tendance présente dans la vie sociale et politique française et pas du tout étrangère aux mêmes mouvements de lutte: celle qui attribue les maux qui concernent le travail français au processus de mondialisation et à l'importation passive du "modèle" néo-libéral, bizarrement censé être anglo-saxon. Cette vision postule, pour s’en sortir des ennuis du présent, une sorte de sortie du monde, une espèce de séparation national (et nationaliste) de la globalisation, c’est-à-dire une nouvelle cohésion sociale, social-nationale "à la française", en opposition à un monde dominé par l'empire yankee et à ses concurrents (voir les péripéties Enel-Suez dans le secteur énergétique). Depuis des décennies Le Pen est en train d'empoisonner toutes les classes sociales, surtout les classes laborieuses, avec le virus du « mal qui vient de dehors », notamment de l'immigration "sauvage » (il combine cela habilement avec l’anti-américanisme). Mais à gauche (y inclus les milieux "alter-mondialistes" du Monde diplomatique) on est aussi en train de répandre largement du poison semblable à propos des origines trans-océaniques des politiques "sociales" les plus brutales menées aujourd’hui aux alentours de la Seine.   

Une telle pollution, une semblable tragique illusion pèse, croyons-nous, aussi dans le mouvement contre la précarité. François Dubet, qui vient de conclure une enquête sur les inquiétudes des jeunes Français par rapport à la précarité, a déclaré au journal Le Monde (le 19-20 mars): "En notre enquête sur le travail nous avons trouvé peu de salariés pour lesquels les injustices [sociaux] sont dues au patronat ou aux rapports sociaux [capitalistes]. Au contraire, beaucoup d’eux pensent en termes nationaux [nationalistes] et ils croient que c’est le monde extérieur qui nous menace". C’est bien cette tendance, ou tentation, à « sortir du monde » qui – du moins en partie - « explique le succès du « non » au référendum sur la Constitution européenne, en particulier parmi ceux qui se considèrent des perdants de l'histoire dans les secteurs traditionnels en crise, ou  parmi ceux qui pensent que leur position centrale va être érodée, dans les emplois étatiques. A ceci «  se relie l'étrange alliance [de fait] entre la petite bourgeoisie traditionnelle et populaire, qui glisse vers l'extrême droite, et la classe moyenne de fonctionnaires publics qui glisse vers l'extrême gauche. »       

De même on ne peut pas oublier l’extranéité presque totale de la France aux initiatives anti-guerre, aussi faibles qu’elles soient, mises en place en Occident contre les nouvelles agressions ravageuses à l'Iraq et au monde arabe-islamique. D'un côté, donc, nous avons eu et nous avons une séquence de luttes "syndicales" enflammées, desquelles il faut apprendre beaucoup, de l'autre côté il a y eu et il y a encore en France une absence évidente de sensibilité et d'initiative politique contre la guerre à caractère internationaliste. Par contre la droite et la gauche convergent totalement sur l'élection de Chirac et sa politique "anti-américaine" (on a vu à quel point !), sur un « non » à la Constitution européenne très large mais pour des raisons différentes et contradictoires. On préserve un certain « alter-mondialisme » gaulois très peu "anti-impérialiste", etc. Tout ce qui vient de l’autre côté des Alpes (vers l’Italie) n’est donc pas nécessairement positif et même dans cette vibrante phase de lutte contre la précarité, il y a des éléments de faiblesses qu’il ne faut pas taire, mais affronter. C’est le problème de la perspective de ce mouvement et du mouvement antagoniste en général. 

La perspective

B. Kagarlitsky a écrit: les étudiants de 2006 sont moins radicaux, mais aussi moins isolés qu’en 1968, et la société française de 2006 est "plus de gauche" qu’en 1968. On peut souscrire à cela, si on l’entend bien. Ça fait dix ans qu’en France toutes les luttes "syndicales" d'un certain niveau, des cheminots aux transporteurs, des employés publiques aux professeurs et aux chercheurs, et maintenant les étudiants, trouvent l'approbation et le consentement de la "majorité" de la société. Cela ne vaut pas pour les petites, mais très significatives exceptions, concernant les luttes des sans papiers et des banlieusards… il faudrait bien réfléchir à la portée de cela. C’est un signe clair de l'ampleur du malaise, transversal à de différentes classes et milieux sociaux. Malgré ces luttes et ce soutien le processus de démantèlement de l’Etat social, l'intensification de l'exploitation du travail et de la précarisation existentielle des salariés, n’ont pas été arrêtés. Le mouvement de printemps a soulevé une question centrale pour le présent et l'avenir de tout le monde du travail, bien au-delà de la France; c’est pour ça que son action a reçu des sympathies et des adhésions très larges hors du monde estudiantin. Mais qu'est-ce qu'on est en train de faire pour organiser cet énorme potentiel de lutte de manière stable et le souder dans un front unique? Peu, nous semble-t-il. Bien sûr, tant dans la "plate-forme de Dijon" que dans l’appel de la Coordination nationale estudiantine de Lille, le mouvement a inclus au nombre de ses revendications plus que l'abrogation du CPE, en demandant l'abrogation de la loi entière, ironiquement appelée loi de "l’égalité des chances" (elle prévoit entre outre l’apprentissage à 14 ans et le travail de nuit à 16, les deux mesure sont déjà appliquées !), l’augmentation des dépenses pour la formation et l'emploi de nouveaux professeurs, la révision de la loi Sarkozy sur l'immigration et l'amnistie pour les jeunes des banlieues. Il faut se demander, cependant, jusqu’à quel point une plate-forme semblable, aussi limitée qu’elle soit, vie vraiment au sein du mouvement, exprime vraiment son « âme » et aussi ce que les composants les plus radicaux du mouvement sont en train de faire pour qu’elle pénètre dans la masse la plus large des jeunes et des travailleurs. À voix basse, "de loin", mais profondément solidaires avec cette lutte, nous nous permettons de demander à ces militants de ne pas confier un tel devoir aux développements spontanés du mouvement. Pour la reprise et le relance de la lutte contre la précarité, aujourd'hui en reflux momentané, le problème est d'importance vitale.

À la politique des forces capitalistes (politique sur laquelle ces forces sont toutes d’accord malgré les articulations tactiques différentes) on doit opposée une autre politique, capable de synthétiser, d'organiser dans une perspective anti-capitaliste le mécontentement qui traverse le monde entier du travail et les couches sociales non exploiteuses, afin de souder la marée de ceux qui sont déjà précarisés avec ceux qui jouissent encore de "vieilles" garanties, car il ne peut pas suffire la simple sympathie "extérieure" vers les luttes en cours. Une politique capable de porter au fond la fracture antagoniste entre les élites économiques et politiques, qui concentrent le pouvoir social, et la masse des salariés et des jeunes sans pouvoir (cela n'équivaut pas à l’impuissance); d'attirer les couches du mouvement et les jeunes les plus marginalisés vers une lutte collective, non hypnotisée par les "bonnes règles" étouffantes de la démocratie, mais orientée de nouveau selon des critères de classe ; car ces jeunes  voient dans la violence immédiate la seule manière – il se trompent - pour exprimer leur (juste) rébellion, leur (juste) perception que les marges de médiation avec les pouvoirs constitués vont s’épuiser; de répondre sans réserves aux attentes et aux demandes égalitaires et anti-coloniales des immigrés et de ceux qui, étant fils d'immigrés, ne sont français que sur leurs cartes d’identité, toujours les premiers à être frappés par les politiques anti-sociales; de rapprocher la dénonciation des mesures liées au démantèlement de l’Etat social et à la précarisation du travail, à la dénonciation des agressions "extérieures" aux peuples "de couleur", qu’elles soient menées par le biais du FMI ou de la guerre, où le capital et l’Etat français sont de plus en plus impliqués activement, et de se solidariser avec la résistance anti-impérialiste de ces peuples; de s’adresser aux les jeunes et au prolétariat de l'Europe entière, parce que s'il est vrai que les travailleurs et les jeunes de la France depuis des années nous donnent des leçons de "dignité", il n'est pas vrai par contre qu’ailleurs il y a des "esclaves contents d'être esclaves".

Les barrières de catégorie sociale, de génération, de "race", de nation ne tomberont pas spontanément, aussi explosive que puisse être la spontanéité; et même pas la séparation entre la lutte économique et la lutte politique, d’ailleurs de plus en plus artificielle; ces barrières doivent être méthodiquement piochées par une action organisée d'avant-garde qui exprime notre conscience de nous trouver, à l'échelle mondiale, à la veille d'une grande crise sociale et politique, la certitude qui aujourd'hui plus que jamais il n’y a pas de solutions capitalistes aux maux sociaux produits par le capitalisme, ni néanmoins il peut y avoir une solution française, "nationale", à la précarisation, à la super-exploitation du travail et à tout le "reste"; il n’y a qu’une solution globale, mondiale, communiste, et pour elle il vaut bien de se battre - et tant pis si cela peut sembler encore un peu "ringard".

Nous ne croyons pas que ce mouvement en cours contre la précarité puisse combler d'un seul coup le très grand écart qui le sépare d'une maturité dans le combat comparable à celle de ses adversaires de classe; mais nous demandons à ses membres les plus actifs de commencer à se mouvoir dans cette direction, aussi que nous le demandons (voir notre prise de position parallèle sur les faits récents de Milan) à ceux qui en Italie n'ont pas abandonné le terrain de la lutte pour fréquenter les sous-secrétariats de l'Olivier, en invoquant des signes de "discontinuité" par rapport à la politique de Berlusconi. La lutte en train en France ne doit pas restée isolée, elle nous concerne profondément, l'histoire sociale et politique du mouvement de classe et du mouvement des jeunes en France fait partie de notre même histoire.  

10.01.2008

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